La Tirade du Coulissier
Je m’appelle Georges Chopin. Aucune parenté avec le musicien. Mais je lui dois mon surnom. Sans lui, il ne m’aurait pas été donné d’entendre toute ma vie sur mon passage des phrases de ce genre : le pianiste nous a vendus, ou bien : le pianiste en a pour deux ans, ou bien : tirez sur le pianiste. Fils d’une mère pauvre mais malhonnête qui assurait rue Tiquetonne le rachat des bons du Mont de Piété, j’ai voué ma vie à cette femme. C’est pour lui offrir un corset sur mesure, car elle est obèse et déviée, que j’ai à quinze ans négligé de porter au commissaire un portefeuille trouvé à terre. C’est pour lui offrir une tabatière en or, car elle chique, que j’ai posé à dix-huit ans pour le cinéma spécial. C’est pour l’installer à Colombes, à cause de son asthme, que j’ai pendant sept ans, pour le compte d’un huissier de Charonne, assuré l’expulsion de locataires insolvables. Opération au début délicate, avec les femmes qui pleurent, les enfants qui crient, les fillettes qui veulent garder un meuble et s’y cramponnent. L’idée de ma mère me soutenait. J’y devins un maître dans l’art d’ouvrir de petits bras. Ma réputation bientôt fut telle qu’un courrier en grains me manda à Buenos Aires pour expulser trois cents familles italiennes d’un bloc qu’aucune police n’avait pu libérer. Le 17 avril approchait et ma mère désirait une émeraude, une émeraude d’homme, car ses doigts plutôt boudinent. En huit jours, le bloc était vide de ses habitants, mais avec tous ses meubles, trois cents poupées y comprises. J’avais entre-temps dans la ville, à propos d’une famine en Orient, reçu quelques notions du courtage et du séquestrage des blés et assuré ma vocation définitive. Ma mère vit encore; l’abus des graisses et de la Bénédictine lui enlève quelque peu de conscience, mais tous les 17 avril elle me reconnaît et me tend pour un nouveau cadeau sa main surchargée de bracelets et de bagues que j’espère n’avoir à lui arracher, mère chérie, que dans un jour encore lointain… J’ai fini…